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Fiat lux
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Août 2000

Lettre d’Antoine Desclaibes à Philippe Poussin

Paris, le 17 août2000.

« Je n’ai pas eu de nouvelles de toi depuis ma dernière lettre, où je te faisais part de ma perplexité devant les découvertes que nous avions faites : le mystère entourant la destinée de l’abbé Saunière, l’énigme du trésor cathare, et ces références insolites aux passages bibliques que je t’avais indiqués. LA PREUVE EST ICI, disait le manuscrit. Philippe, bon Dieu ! Je sais maintenant ce que cela veut dire, tu comprends ? Je sais ce que cela veut dire !

Je suis dans un état d’excitation que tu n’imagines pas. Je n’ai pas dormi de la nuit, l’archiviste non plus. Nous n’avons soufflé mot à personne de ce que nous venons de dévoiler. Il faut nous taire ! J’ai désespérément cherché à te joindre, sans succès. Mais où es-tu ? Ne parvenant à te retrouver, j’ai décidé une nouvelle fois de prendre ma plume ; il me fallait t’écrire pour rassembler mes idées et parvenir à exprimer clairement ce qui vient de m’arriver.

Philippe, attends-toi à l’incroyable ! J’ai continué mon effort de traduction dans les conditions que je t’ai déjà dépeintes. Mon ardeur, loin de s’émousser, augmentait de jour en jour, comme si je pressentais que j’étais au bord de trouver encore quelque chose, tout près d’une révélation vers laquelle mes recherches semblaient naturellement me porter. J’ai alors constaté que le poème d’Escartille était vraisemblablement incomplet. Il y a en tout cas une ellipse de trente ans ; la première partie du récit s’interrompt brusquement, au lendemain de la bataille de Muret et de la mort de Louve. Comme si, tout à coup, le troubadour, devenu cathare, n’avait plus écrit une ligne. Le Livre de Vie n’avait-il plus de sens, dès lors que Louve n’était plus, que son souffle n’animait plus les élans de son cœur, que seuls des tourbillons de cendres envahissaient désormais son âme ? Toujours est-il qu’Escartille semble n’avoir repris la plume que quelque temps avant le siège final de Montségur. Qu’a-t-il fait durant toutes ces années qui séparent les combats de Muret de l’année 1242, où il revient subitement sur ces trois décennies, dramatiques pour la population occitane ? Je l’ignore. Il ne nous livre là que des clés éparses, tu le verras dans ce que je t’envoie. Il a apparemment sillonné inlassablement le pays, avant de trouver un refuge momentané dans les montagnes pyrénéennes, en compagnie de son fils, qu’il a élevé seul, jusqu’à ce qu’Aimery devienne lui-même un homme… Et c’est dans une situation plus terrible encore que je les ai retrouvés. L’institution inquisitoriale a été créée. Pour eux, ou plutôt contre eux, Philippe ! Voilà ce que l’on ignore trop souvent : que l’acte de naissance de l’Inquisition a répondu à la volonté systématique de détruire les cathares ! L’Inquisition, le gant de fer et de sang qui transforma l’Occitanie en pays occupé ! Tu verras que les méthodes employées, les réactions populaires, le déchirement des familles, tout cela n’a rien à envier aux moments les plus sombres de notre XXe siècle. Nous n’avons rien inventé : nous n’avons fait que raffiner les modèles existants.

J’en étais là, lorsque l’archiviste m’apporta un document tout à fait exceptionnel. Il s’agissait d’une lettre d’Innocent III, rédigée sans doute peu de temps avant sa mort et adressée, sous le sceau de la confidentialité, à l’évêque Aguilah de Quillan. Je sortis aussitôt de ma torpeur. La missive était elle aussi répertoriée dans l’enfer de la Nationale, noyée au milieu d’autres documents d’époque, dont la plupart, oubliés des historiens, continuent de croupir entre ces murs. Mais elle était en partie illisible. Certaines phrases ont été biffées, effacées, Philippe ! Par qui ? Peut-être l’abbé Saunière l’a-t-il eue entre les mains ; peut-être est-elle passée également par l’archevêché de Paris. Qu’importe ! Nous n’aurons aucun moyen de le savoir. La question du pourquoi est beaucoup plus intéressante. Mais lis, lis donc !

Innocent, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre bien-aimé évêque Aguilah de Quillan, fidèle serviteur de la foi en Jésus-Christ, salut et bénédiction apostolique. Cela fait plusieurs années maintenant que nous avons été avisés de cette terrible rumeur que nous ont rapportée certains Croisés de Terre Sainte ; plusieurs années que nous avons eu vent de l’histoire de ce chevalier, dont nul n’a pu nous communiquer le nom, bien que de très saintes personnes aient pu attester de son passage, de Jérusalem à Antioche, d’Antioche à Gibraltar, puis des confins de l’Espagne à l’Occitanie. On le dit tantôt maure, tantôt de peau blanche. Aucun récit ne concorde exactement, mais tous sont d’accord sur un point : ce chevalier, hérétique sans doute, abandonné de la Lumière de Notre-Seigneur après l’avoir servie les armes à la main, a apporté avec lui le malheur comme il l’eût fait de la peste. Le secret qu’il porte avec lui, vous en avez eu par nous connaissance ; il nous faut à tout prix dissiper ce mystère, et il va de notre salut qu’aucune ambiguïté ne demeure à ce sujet. Ce que cet homme dit avoir trouvé ne peut qu’encourager le feu de tous les blasphèmes et de toutes les hérésies. La question n’est pas de savoir s’il existe la moindre authenticité dans ces prétendues……………………………………… ais c’est la foi tout entière que menacent ces folles allégations, si par malheur elles venaient à semer le doute dans l’esprit des bons croyants. Nous ne pouvons voir en cela qu’une nouvelle manœuvre du Diable et de ses ministres.

Satan travaille contre nous. Nos vertueux soldats du Christ, forts de leur zèle et de nos prédications, ont sillonné sans relâche les terres du midi de la France. Vous seul, Aguilah de Quillan, et quelques autres avec lesquels vous avez mené cette guerre contre la dépravation hérétique, savez ce que dissimule cette lutte fratricide, devant laquelle nous n’avons pas le droit de reculer. Qu’au nom de Dieu le Père Tout-Puissant et du Fils et du Saint-Esprit, par l’autorité des Apôtres Pierre et Paul et par la nôtre,……………………………………………………………………………………… Oui, je vous mande de persévérer en vos recherches, jusqu’à ce que ce chevalier soit retrouvé et qu………………………………………………………………………………… Nous l’avons cru à Termes, à Minerve, à Muret, à l’abri de l’un de ces châteaux, de ces villages, de ces multiples refuges hérétiques. Retournez toute la terre s’il le faut, et si nous venons à mourir, pour rejoindre Notre-Seigneur Jésus-Christ, que jamais votre quête ne soit interrompue. Nous saurons nous assurer que notre successeur sera avisé de ce secret, et l’engagerons à continuer lui aussi dans cette tâche que nous nous sommes assignée, pour le bien de l’Église et de la foi.

À vous et aux vôtres, Aguilah de Quillan, incombera cette mission, et vous recevrez pour cela tout le soutien de Dieu et de son Vicaire pour la rémission de vos péchés, et des péchés de cette terre corrompue par l’ivraie. Retrouvez l……….………………………… servent en présence de Dieu dans la sainteté et dans la justice.

Donné au Latran, le……………………… de notre pontificat.

Le document est authentique, cela n’est pas douteux. Et voici de nouveau mentionné notre chevalier, celui que nous avions laissé à Béziers et Carcassonne, notre Parzifal échappé d’Orient ! Innocent demande à Aguilah de le retrouver, lui et son secret, même s’il doit pour cela “retourner toute la terre” !

Et cela n’est rien à côté de ce qui m’attendait encore, le soir même.

La révélation m’a été faite dans des circonstances si folles, si inattendues, que je suis resté là longtemps, à la contempler, les yeux écarquillés, saisi de stupeur comme si j’avais croisé le regard de Dieu lui-même – ou du Diable ! Ce soir-là – c’était avant-hier – je m’étais décidé à demander à l’archiviste d’emporter avec moi quelques rouleaux de parchemin. Il va sans dire que d’ordinaire, ce genre d’“emprunt” est impossible, à moins de passer par les procédures ad hoc, qu’encadrent de multiples cachets, tampons et autres autorisations administratives. L’archiviste me connaît suffisamment, aujourd’hui, pour n’avoir pas hésité une seconde. Tu connais mon petit appartement de la rue de Turenne : eh bien, j’étais dans mon salon, à mon bureau, les rotulus déployés sur mon sous-main. Derrière moi, la fenêtre était ouverte, non loin de cette reproduction du fameux tableau de Courbet, L’Origine du Monde, dont tu as toujours trouvé la place incongrue. Il devait être près d’une heure du matin. Épuisé, je venais d’ôter mes lunettes ; je me frottais les yeux lorsque soudain, comme par un fait exprès, je me suis retrouvé dans le noir – les plombs venaient de sauter. J’ai tressailli, pris d’une soudaine appréhension, avant de m’apercevoir de ce qui se passait. Je me suis alors faufilé à la cuisine pour y chercher une bougie, puis jusqu’au disjoncteur, derrière la porte de ce débarras où je range mes manteaux et mes costumes. Rien à faire : il m’apparut assez vite que cette panne momentanée concernait tout le quartier. Je pensais que le courant serait rétabli d’ici quelques minutes. Pestant et soufflant, je suis revenu m’asseoir à mon bureau, la bougie à la main.

J’ai fait alors une erreur qui aurait pu me coûter cher. J’ai posé la bougie en fragile équilibre sur le sous-main. Au moment où je m’asseyais, elle tomba : je vis la flamme s’approcher des rouleaux et l’un d’eux faillit prendre feu instantanément. Une pensée idiote a alors traversé mon esprit, je m’en souviens très nettement. J’ai pensé aux ordalies d’autrefois, ces Jugements de Dieu par lesquels l’Église demandait au Seigneur d’attester de la vraie foi et de la vérité. On plaçait la main du prétendu menteur sur des braises ardentes, ou bien le texte hérétique qu’il avait écrit. Si sa main, ou le texte, brûlait, il n’en fallait pas plus pour qu’il soit convaincu de duplicité au regard du Tout-Puissant…

J’ai redressé la bougie au moment où le parchemin allait prendre feu. De la cire a coulé. Saisi d’une bouffée d’adrénaline, j’ai mis quelques secondes à reprendre ma respiration, à la fois soulagé et encore furieux de la bêtise irréparable que j’avais failli commettre. Mon front était en sueur, je l’épongeai d’un mouchoir. Puis je me suis penché de nouveau sur le parchemin que je venais de sauver in extremis. Et là…

Je ne m’en suis pas rendu compte immédiatement. Il m’a fallu plisser les yeux et me pencher sur lui avec attention.

Ans que la guerra parca ni sia afinea,

I aura mot colp fait et mota asta brizea,

E mot gomfano fresc n’estara per la prea…

« Mais avant que la guerre ne s’apaise et n’ait pris fin,

Il y aura beaucoup de coups donnés et de lances brisées,

Maint gonfalon neuf jonchera la prairie… »

C’était le texte que j’avais sous les yeux… Mais il était comme barré d’une ligne que, jusqu’alors, je n’avais pas remarquée. À y bien regarder, d’ailleurs, ce n’était pas une ligne, mais plusieurs, qui s’entrecroisaient, qui semblaient… dessiner quelque chose. Je poussai une exclamation de stupeur, reculant sur mon siège. Mes pensées se bousculaient soudain dans mon esprit. Ces lignes n’étaient pas ici quelques secondes plus tôt, j’en étais absolument certain. Je contemplai encore le parchemin durant un instant, cherchant à comprendre.

Puis mes yeux se posèrent de nouveau sur la bougie.

L’ordalie… Le jugement de Dieu…

Elle était là, droite, élancée, sa flamme dansant dans le courant d’air venu de la fenêtre, quelques gouttes de cire glissant jusque sur mon sous-main.

Lentement, je la pris. Mes mains tremblaient, Philippe, comme si je m’étais trouvé tout à coup devant le Buisson Ardent. Puis j’approchai de nouveau la flamme du parchemin.

Alors le miracle se produisit.

Ce ne fut d’abord qu’une simple estompe, comme une succession d’ombres courant soudain sous les vers du poème que j’avais sous les yeux. Je continuai, les ombres s’étendirent ; leurs contours se précisèrent ; par endroits, des lignes jaillirent devant moi, avec une incroyable netteté. Je vis un cadre, tracé d’une main malhabile, surgir en surimpression, derrière mes laisses et mes couplets ; puis une rose des vents, frappée des quatre directions, Nord, Sud, Est-Ouest. Je vis des points, des croix, des noms de montagnes, de châteaux et de villages qui m’étaient devenus familiers. Devant moi, Philippe, une carte naissait, s’épanouissait comme une fleur, sans que je puisse arrêter cette apparition !

Elle explosa à ma vue, littéralement, dans son intégralité.

J’y voyais l’Ariège et le Razès, les Corbières et le Sabarthès ; j’y voyais l’Occitanie de Limoux et Pamiers jusqu’à Ax-les-Thermes et aux Pyrénées orientales, en passant par Montségur, Quéribus, Peyrepertuse. Et là, entre Ussat et Vicdessos, une croix cernée de flèches, une croix grecque, semblable à celles dont étaient frappés les méreaux cathares, ces pièces de métal qui servaient aux hérétiques de signe de reconnaissance. Elle était là ! Et le dessinateur avait ajouté les contours d’une grotte, comme illuminée de l’intérieur…

Cela ne peut pas être un hasard, Philippe, comprends-tu ? Quel tour du destin m’a mis sur cette voie ? Une puissance supérieure n’a-t-elle pas voulu que les choses se passent ainsi ?

Montségur, Montségur !

Nous nous trompons, Philippe ! Ce n’est pas là qu’il faut chercher, non !

Regarde attentivement cette carte que je t’envoie.

Le trésor cathare, le secret du cavalier ?

Tu n’as qu’à suivre les flèches.

Antoine. »